Parmi les projets soutenus par Chœur à l'Ouvrage en 2018, « Collégiens reporters », mis en place par l'association La Sierra Prod au sein du collège Berlioz dans le 18ème arrondissement de Paris, avait retenu notre attention à plus d'un titre. Les élèves de 2 classes très différentes étaient réunis pour élaborer et réaliser un reportage sur une expérience particulièrement étonnante dont leur collège était l'un des protagonistes : afin de lutter contre la « ghettoïsation » scolaire qui s'accentue dans les arrondissements du nord et de l'est de la capitale, le Rectorat de l'Académie de Paris et la Mairie de Paris ont lancé il y a 3 ans une expérimentation dont le but était de constituer dans 3 secteurs des 18ème et 19ème arrondissements des binômes de 2 collèges voisins de sociologies différentes, d'en mélanger les élèves et de reconstituer des classes « mixtes ».
Au cours de leur enquête, les élèves ont entre autres interrogé Julien Grenet, chercheur à l'Ecole d'Economie de Paris chargé d'étudier cette expérimentation depuis sa conception jusqu'à aujourd'hui. Pour voir le reportage réalisé par les élèves
A notre tour nous sommes allées le rencontrer pour en savoir plus sur cette expérience qui propose une réponse à ce défi qui fait l'objet de Chœur à l'ouvrage : comment lutter contre cette ségrégation qui nourrit préjugés et stigmatisations qui à leur tour entretiennent un fossé qui s'agrandit d'année en année entre les uns et les autres ?
Quel est votre sujet de recherche ?
Mon sujet principal de recherche est l'économie de l'éducation avec une thématique particulière que sont les systèmes d'affectation des élèves et étudiants aux établissements d'enseignement : comme Affelnet à l'entrée au lycée ou Parcoursup à l'entrée dans l'enseignement supérieur. Ce sont des systèmes qui sont assez puissants pour mettre en œuvre des objectifs de politique publique dont fait partie la mixité sociale. Comment peut-on, à partir de ces outils, modifier la composition sociale des établissements pour qu'il y ait un équilibre beaucoup plus important entre catégories sociales ?
Pourquoi avoir observé ce critère de mixité sociale dans les collèges en particulier ?
En travaillant sur les données des collèges de la capitale dans le cadre de mes recherches, je me suis aperçu que le niveau de ségrégation à Paris est stratosphérique. Il est même sans doute l'un des plus élevé du monde. Le niveau atteint pose de vrais problèmes pour la construction d'une société. Ce qui m'a le plus choqué en me promenant dans certains quartiers, c'est de m'apercevoir que des collèges publics à 100 mètres l'un de l'autre ne sont pas fréquentés par les mêmes populations. Il y a des collèges où il n'y a que des blancs et des collèges où il n'y a que des noirs. J'ai parfois l'impression d'être à Johannesburg et ça me choque.
A Paris, il y a 85000 collégiens dont 17% des élèves se situent dans la catégorie défavorisée[1], ce qui est un taux plutôt faible par rapport à d'autres académies en France. Mais ce taux varie énormément entre les établissements. Le contraste le plus marquant est celui qui existe entre le public et le privé. 35% des collégiens à Paris sont scolarisés dans le privé. Ce taux est plus élevé que dans la plupart des grandes capitales mondiales. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, on est plutôt à 10-15%. En France, on est autour de 20% en moyenne environ. Le privé à Paris accueille 3% d'élèves défavorisés. Le public en accueille 25%. Ce contraste énorme est le plus élevé de France. En parallèle, dans le public, on a des variations très fortes avec des taux qui vont de 4% à 63% dans certains collèges. En France, plus qu'ailleurs, l'origine sociale détermine la réussite scolaire. Cette observation va à l'encontre de la perception un peu naïve que l'on peut avoir du système. On pense à tort que notre système d'égalité républicaine et de collège unique offrent à tous les élèves les mêmes conditions d'apprentissage mais ce n'est pas vrai. Le ministère a donc décidé de proposer de nouveaux leviers pour favoriser la mixité au collège en s'appuyant sur des initiatives locales plutôt qu'une approche globale et descendante à l'aide de directives qui a déjà échoué par le passé.
[1] Pour construire l'indice de position sociale (IPS), le ministère de l'Éducation nationale s'est basé sur de nombreuses données décrivant les foyers (diplôme des parents, implication, conditions matérielles, pratiques culturelles ...) et les résultats scolaires, sur un échantillon national de près de 30 000 élèves. Une première étape a permis de déterminer quelles caractéristiques d'un foyer étaient liées à la réussite scolaire. Dans un deuxième temps, les professions ont été mises en relation avec les caractéristiques des foyers, pour ainsi situer sur une échelle numérique leur contexte plus ou moins favorable à la réussite. Quatre catégories ont été établies à partir des Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS) pour évaluer pour chaque élève s'il se trouve dans une situation favorable aux apprentissages :
Très favorisée : cadres et assimilés, chefs d'entreprise, professions intellectuelles supérieures, professeurs et assimilés ;
Favorisée : professions intermédiaires, retraités cadres ou professions intermédiaires ;
Moyenne : employés, agriculteurs exploitants, artisans, commerçants ;
Défavorisée : ouvriers, retraités ouvriers et employés, personnes sans activité professionnelle déclarée.
Quelles sont donc ces initiatives ?
Elles ont pris plusieurs formes en fonction des contextes et des lieux. Il pouvait s'agir de resectorisation, c'est-à-dire qu'on garde la carte scolaire telle qu'elle est mais on modifie les secteurs pour avoir des secteurs un peu plus équilibrés socialement. Dans d'autres cas, comme à Strasbourg, des options très attractives ont été proposées dans des établissements défavorisés. Un choix encore différent a été retenu à Toulouse où le collège Badiou, un établissement très défavorisé, a été fermé et une partie de ses élèves réaffectés dans le collège Fermat, situé en centre-ville. C'est comme si à Paris, on fermait le collège Jean Perrin, qui est le plus défavorisé, et qu'on envoyait ses élèves à Henri IV.
A Paris, l'initiative menée a été celle des secteurs multi-collèges, système que je défendais personnellement. Le terrain nous semblait idéal pour expérimenter ce système. Le principe général consiste à fusionner des secteurs pour tirer parti du système urbain extrêmement dense dont on dispose. Un secteur de collège à Paris couvre en moyenne une surface d'1 km2, ce qui n'est pas très grand. Par ailleurs, une très forte hétérogénéité sociale existe à l'intérieur même de la plupart des arrondissements. Au sein du 18e arrondissement, on peut passer d'une rue à l'autre en changeant complètement de compositions sociologiques. Si on traverse le boulevard Barbès, on passe de la Goutte d'or à Montmartre. Ce n'est pas du tout la même population et cela se reflète dans les collèges. Donc sans allonger énormément les distances, on peut très bien fusionner des secteurs socialement contrastés.
Au regard de ce contexte, trois secteurs bi-collèges ont été créés dont deux dans le 18e arrondissement : Hector Berlioz-Antoine Coysevox et Marie Curie-Gérard Philipe et un dans le 19e arrondissement : Édouard Pailleron-Henri Bergson. Ces trois secteurs présentent des configurations assez différentes au départ.
Berlioz-Coysevox est le secteur le plus emblématique parce qu'il s'agissait de deux collèges dont la composition sociale était la plus différente au départ. A Coysevox, avant l'expérimentation, environ 10% des élèves étaient défavorisés. A Berlioz, un collège REP, ce taux s'élevait à près de 50%. Le système d'affectation retenu pour ce secteur s'appelle la « montée alternée ». Les années paires, tous les élèves qui entrent en 6e dans ce double secteur réuni vont dans un collège et feront toute leur scolarité dans cet établissement. Les années impaires, tous les élèves qui entrent en 6e vont dans l'autre collège. Cette alternance fait qu'à terme, il y a deux collèges qui ont deux niveaux chacun. Les classes de 6e et 4e d'un côté et les classes de 5e et 3e de l'autre. Et ça alterne d'une année sur l'autre. On constitue donc des double cohortes avec 8 à 9 classes par niveau.
Dans les deux autres secteurs Pailleron-Bergson et Curie-Philipe, un système de choix scolaire régulé a été mis en place. Les parents font des vœux pour l'entrée en 6ème entre les deux collèges de leur bi-secteur. Les élèves sont affectés par un algorithme qui tient compte des vœux des parents mais sous la contrainte d'obtenir une composition sociale équilibrée dans les deux collèges, à l'aide de quotas qui sont définis en fonction du niveau de revenu des parents.
Les premières cohortes concernées par ces secteurs bi-collèges ont fait leur rentrée en septembre 2017. Elles passeront leur brevet à la fin de l'année prochaine, en juin 2021. Nous sommes donc dans la 3e année d'expérimentation de ces dispositifs. Les parents attendent à juste titre un retour sur le destin de ces élèves qui ont participé à cette expérimentation et les effets sur leur réussite scolaire.
Pouvez-vous déjà tirer des enseignements ?
Oui assez clairement. Prenons le secteur Berlioz-Coysevox dont le dispositif est celui qui a fait le plus parler de lui, qui a suscité le plus de crispations, de protestations locales de la part de certains parents avec des manifestations devant la mairie parce que c'était le secteur où les écarts étaient les plus forts entre les deux collèges au départ.
Tout d'abord, les cohortes sont vraiment mixtes. La grande menace brandie par les opposants au projet était de dire que les parents de l'ancien secteur Coysevox allaient tous partir dans le privé et que nous allions nous retrouver avec deux collèges Berlioz. Or, un phénomène a été complètement sous-estimé, symétrique au précédent. 70% des parents favorisés de l'ancien secteur Berlioz ne mettaient pas leur enfant dans ce collège public REP. Avec le nouveau projet, une partie importante de ces parents a changé d'avis. Les effets de fuite vers le privé ont été inférieurs aux effets de retour vers le public. Au cours des 3 années qui ont suivi, nous avons observé que l'évitement vers le privé avait diminué à l'échelle du double secteur. Certes, il y a un peu plus d'évitement à Coysevox (la proportion d'élèves s'inscrivant dans le privé en 6e est passée de 20% en 2016 à 22% en 2019) mais il a diminué sur l'ex-secteur Berlioz de façon spectaculaire (le recours au privé est passé de 30% en 2016 à seulement 8% en 2019). Ce phénomène est l'un des principaux enseignements de cette expérimentation.
Les deux collèges ressemblent aujourd'hui davantage à l'ancien Coysevox qu'à l'ancien Berlioz. On avait anticipé une moyenne des deux collèges mais il y a eu un retour tel des CSP + de Berlioz qu'on aboutit à une proportion d'élèves défavorisés de l'ordre de 20 à 25% alors qu'on prédisait du 30-35%.
Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Le système tel qu'il fonctionne actuellement met les parents dans une situation impossible. Il les met face à un choix entre un « ghetto de pauvres » ou un « ghetto de riches ». Or, beaucoup de parents, surtout dans ces arrondissements qui sont plutôt marqués à gauche, ne sont pas à l'aise avec ce choix cornélien. Ils valorisent la diversité en considérant que ce n'est pas une chance d'évoluer dans un univers ouaté et un entre-soi. Ils sont conscients que leur enfant a plus de chance de réussir s'il sait parler avec des gens d'origine culturelle ou sociale différente. Néanmoins ils ne sont pas prêts à envoyer leur enfant dans un collège REP où il sera le seul blanc de la classe, pour caricaturer le discours. Ils ne veulent pas que leur enfant soit pénalisé dans sa scolarité parce que les conditions d'apprentissage sont trop difficiles. Finalement, on a laissé le système les forcer à se mettre dans des situations très inconfortables psychologiquement. Pour beaucoup de parents, et c'est ce qui explique aussi la violence des réactions, c'est le grand moment de leur vie où ils sont confrontés à la contradiction entre leurs convictions politiques et leurs choix personnels. Mais quand la puissance publique joue son rôle et régule les choses de manière à ce que le marché ne décide pas entièrement de l'état des collèges, on peut proposer aux parents une situation plus mixte et ils reviennent. Il faut leur proposer quelque chose qui soit acceptable.
Quels sont les effets positifs de la mixité que vous avez pu déjà observer dans les collèges Berlioz et Coysevox ?
Les parents, les enseignants, les équipes de direction des deux collèges se réunissent plusieurs fois par an lors d'un comité de suivi et leurs retours sont extrêmement positifs. L'atmosphère est tout à fait apaisée alors qu'avant, elle était très tendue. Farid Boukhelifa, le principal du collège Berlioz, qui a connu le Berlioz d'avant et le Berlioz actuel, a pu constater que des élèves qu'il connaissait changent complètement de comportement au contact de la mixité. Il observe une baisse des comportements déviants ou de perturbation ou d'exclusion temporaire de l'établissement. Des normes différentes se mettent en place dans le collège. Le simple fait d'être exposé à des élèves qui sont différents est sans doute le facteur qui a le plus d'importance. Dans certains collèges à Paris, la norme c'est presque d'être en échec scolaire et d'aller faire un CAP derrière. Il n'y a pas d'autres modèles. L'école leur renvoie de fait une image très dévalorisante.
La recherche a travaillé sur ces questions et l'un des enseignements, c'est que l'exposition à des élèves différents que l'on appelle les effets de pairs a un effet limité sur les résultats strictement scolaires mais un impact important sur la dimension psychosociale. Un élève de milieu défavorisé qui se rend dans un collège favorisé peut révéler ses talents et améliorer ses résultats scolaires. Mais ce n'est pas tellement cette dimension qui va jouer à court terme. Les éléments qui vont le plus évoluer sont la manière dont il se représente les choses, l'ambition, ses aspirations, son accès à l'information. Ces dispositions ont des effets massifs sur les trajectoires.
Un autre avantage du dispositif est que chacun des collèges Berlioz et Coysevox dispose dorénavant de 8 à 9 classes par niveau au lieu de 4. Par conséquent, les directions peuvent faire de la fine dentelle. Elles vont veiller explicitement à faire de la mixité dans chacune des classes. Elles vont pouvoir plus facilement mélanger les têtes de classe et les élèves plus en difficulté dans chaque classe ainsi que disperser les éléments perturbateurs. Les enseignants, qui étaient très réticents au départ, regrettant de n'avoir que deux niveaux dans chaque établissement, sont beaucoup plus positifs aujourd'hui. Ils peuvent se focaliser davantage sur les deux niveaux sur lesquels ils interviennent et faire un travail beaucoup plus collectif entre les classes. Par ailleurs, les collèges ont dorénavant suffisamment d'élèves par niveau pour proposer des options qui n'existaient pas, comme des langues rares par exemple.
Quelles sont les caractéristiques que vous avez choisi de mesurer dans le temps ?
Il y a deux dimensions : les effets sur les résultats scolaires et les dimensions dites « non cognitives ». On peut mesurer les compétences scolaires à partir des tests élaborés par le ministère de l'Éducation Nationale et des résultats au brevet. Pour les dimensions non cognitives, on fait passer des questionnaires sur tablette aux élèves pour observer plusieurs aspects, tels que la confiance en soi, l'acceptation de la différence ou encore le fatalisme social. Ce sont des questions du type « si quelqu'un vient d'un quartier défavorisé, ses chances d'accéder à tel et tel métier sont très faibles, moyennes, fortes, etc… » Cette question permet de mesurer comment les élèves eux-mêmes se représentent les choses notamment par rapport au déterminisme social. On mesure aussi les liens d'amitié pour voir si la mixité change en pratique les interactions entre les élèves. Et puis, on va mesurer les aspirations, c'est-à-dire ce qu'ils souhaitent faire plus tard, le métier, les études. On essaie aussi d'avoir une mesure objective à la fin de la 3e en récupérant des informations sur l'orientation à l'entrée au lycée. Est-ce que les élèves vont dans la voie générale ou la voie technologique, professionnelle ? Plus tard, on pourra les suivre au lycée grâce aux données administratives.
Pour que les mesures soient fiables et significatives, il faut un panel suffisant et donc suivre l'ensemble des collèges qui ont participé à une expérience de mixité en France soit une vingtaine de sites un peu partout. On en parle beaucoup moins dans la presse nationale mais des choses ambitieuses ont aussi été mises en place notamment à Toulouse, Strasbourg, Rennes, Saint-Malo, Évreux…
On a commencé notre enquête au printemps 2018, la 2ème vague a eu lieu en 2019 et la 3ème aura lieu l'an prochain (la vague qui devait avoir lieu cette année a malheureusement due être reportée en raison du Covid-19). En 2021, on aura traité des données de l'enquête pour tirer les premiers enseignements du point de vue des élèves. On interroge aussi les enseignants et les conseillers d'éducation.
Et pour les élèves de l'ancien secteur Coysevox, quels sont les effets de la mixité ?
Pour ceux-là, la grande attente des parents est de s'assurer que ces dispositifs ne pénalisent pas leur enfant pour sa scolarité. Il y a eu pas mal de recherche là-dessus, notamment les dispositifs de busing [2] aux États-Unis où l'on envoyait des élèves des quartiers noirs dans des écoles de blancs.
Pour les élèves de milieux favorisés qui se retrouvent exposés à des élèves défavorisés, les effets sur les résultats scolaires sont plutôt non significatifs. Cela traduit, de façon un peu triste, que la réussite scolaire est déterminée de façon beaucoup plus massive par le milieu social que par l'environnement scolaire. Donc quand on est dans un milieu favorisé, même quand les conditions d'apprentissage sont plus compliquées, ce qui n'est pas le cas dans les établissements parisiens précités, de toute façon il y a une compensation parentale. Il y a tout un accompagnement qui fait que ces enfants réussissent aussi bien voire mieux. D'un point de vue plus calculateur, certains parents se rendent compte que, quand bien même les conditions d'apprentissage ne seraient pas aussi bonnes que ce qu'ils auraient anticipé si leur enfant était resté dans un collège bien ségrégé comme avant, il peut y avoir un intérêt à l'inscrire dans le nouveau collège bi-secteur au moment des choix d'orientation au lycée. En effet, comme la procédure Affelnet d'affectation au lycée prend en compte les notes du contrôle continu des élèves au collège et non les notes harmonisées, il sera relativement meilleur. Donc ces familles se disent « est-ce que mon enfant va être a big fish in a small pond ou a small fish in a big pond[3] ? ». La mairie a bien compris ce comportement de parents calculateurs optimisateurs de la scolarité de leurs enfants. Cet aspect ne me paraît pas du tout à négliger. Par ailleurs, la mairie a dit que les enfants qui participeraient à l'expérimentation dans ces collèges auraient un bonus au moment des affectations au lycée. Les parents qui font le choix de jouer le jeu de la carte scolaire et d'aller dans des établissements plutôt défavorisés créent ce qu'on appelle en économie une « externalité positive ». Au-delà de l'intérêt pour l'enfant, c'est positif pour le système en général. En économie, les externalités, il faut les subventionner. Le marché n'y arrive pas. Il n'y a pas assez d'externalités positives donc d'un point de vue économique, quand il y a ce genre de comportements vertueux où le calcul individuel pour mon propre enfant ne suffit pas, il faut les encourager. Une façon de faire est de donner un bonus pour le choix du lycée. Le parent qui n'est pas particulièrement enthousiaste sur les questions de mixité peut faire ce choix par intérêt particulier. A la fin, peu importent les motivations individuelles. Le résultat est de parvenir à combler, par ces différents leviers, le fossé social entre les collèges. Néanmoins, à mon sens, cette disposition a été mise en place avec un bonus qui n'est pas suffisamment incitatif.
Par ailleurs, nous considérons les effets sur l'acceptation de la différence, l'assignation à des rôles et à des stéréotypes comme un bénéfice potentiel. Le fait d'avoir des relations d'amitiés plus diverses peut également être bénéfique même si ce n'est pas mesurable à court terme puisque les élèves qui sont dans des milieux favorisés vont plutôt prédisposer à une meilleure connaissance du système et à la réussite. Donc les bénéfices sont moins évidents que pour les autres. Mais dans le très long terme, les bénéfices d'une exposition à un milieu plus divers sont tangibles. On est davantage capable de s'adapter à des interlocuteurs différents. Ce n'est pas forcément un atout dans la vie que d'être dans un entre-soi très protecteur. Cela peut rassurer beaucoup les parents mais en fait, dans la vie adulte, ce n'est pas le plus avantageux.
[2] En anglais, on appelle busing une organisation du transport scolaire visant à promouvoir la mixité sociale ou raciale au sein des établissements scolaires publics en partant du constat que la ségrégation sociale ou raciale est aussi géographique, et que les itinéraires des bus scolaires peuvent être déterminés de façon à privilégier la mixité scolaire.
[3] Traduction : Un gros poisson dans une petite mare ou un petit poisson dans un grand étang ?
A part le niveau scolaire, quels sont les autres freins à l'expérimentation ?
L'une des raisons pour lesquelles il y a tant de ségrégation à l'entrée au collège sont les craintes des parents quant à la sécurité de leurs enfants dans et aux abords des collèges. A l'entrée au collège, les enfants âgés de 10-11 ans sont quand même petits. Les parents se disent que ça va être la « boucherie ». Il y a aussi des rumeurs qui se répandent. Un fait divers qui s'est passé il y a plusieurs années peut perdurer des années et des années. Ce phénomène peut parfois expliquer des situations aberrantes dans certains collèges à Paris. Par exemple, on a des secteurs identiques avec une même composition sociale mais les collèges n'ont rien à voir : cela tient parfois à des affaires d'agression vieilles de 10 ou 15 ans. L'un des moyens pour lutter contre ces réputations est de faire visiter l'établissement aux parents du secteur en les invitant à rencontrer l'équipe pédagogique, le chef d'établissement, les élèves.
Des Journées Portes Ouvertes se sont développées à l'occasion de ces expérimentations, notamment dans les secteurs concernés par le choix régulé comme le bi-secteur Bergson-Pailleron, parce que les parents devaient choisir entre deux établissements. Pour ces dispositifs, on a remarqué que la première année, les parents faisaient des choix strictement calés sur leur secteur d'origine. Les parents de l'ancien secteur Bergson ont choisi Bergson et idem pour Pailleron alors que les deux collèges sont dans la même rue. Puis les choix ont commencé à bouger. Il y a des changements incroyables d'une année sur l'autre. Par exemple, Pailleron était plutôt moins demandé que Bergson la première année. L'année suivante, c'était l'inverse. C'est un peu bizarre parce qu'on se demande ce qui a vraiment changé sur le fond d'une année sur l'autre.
Vous n'avez pas d'éléments d'explication pour comprendre pourquoi l'attrait bascule d'un collège à l'autre ?
Si, ce sont des petites choses souvent. Parfois, il faut vraiment que j'interroge les gens localement pour comprendre ce qu'il s'est passé. Par exemple, il peut y avoir eu une visite particulièrement réussie ou une option qui a été mise en place. En tout cas, quels que soient ces mouvements d'humeur, de changements de réputation, il faut que la puissance publique joue son rôle de régulation. Sinon, on arrive dans des situations pour lesquelles, passé un certain cap, ce n'est plus rattrapable. Et dans certains collèges à Paris, on est arrivé à ce stade qui n'était pas celui de Berlioz. Ces collèges étant devenus tellement ghettoïsés qu'il n'est pas certain qu'un secteur multi-collèges suffise pour y faire progresser la mixité. Dans ces situations extrêmes, je ne vois pas d'autres solutions que de les fermer. Les collèges parisiens comme Jean Perrin dans le 20e arrondissement ou Villon dans le sud du 14e sont dans cette situation. Leur taux d'évitement s'élève à 70% et leur secteur ne cesse de s'agrandir. Par exemple, le collège Villon a un secteur gigantesque parce qu'il faut affecter 4 fois plus d'élèves. Pour en avoir 100, il faut en affecter 400. Quand on dépasse 50%-60% d'élèves défavorisés, il est beaucoup plus difficile de rattraper les choses.
Y a-t-il eu aussi des craintes du côté des parents de Berlioz ?
Oui, la ségrégation ne vient pas seulement d'une exclusion des catégories favorisées en direction des défavorisées. Il y a aussi une fierté et parfois une forme de communautarisme que j'ai pu voir apparaître dans certains quartiers du 18e arrondissement. A ce propos, l'émission sur France Inter qui s'appelle Comme un bruit qui court a réalisé un micro-trottoir sur le sujet de fusion Coysevox – Berlioz. Les journalistes sont allés interroger, avant la mise en place du système, les parents dans les manifestations et des élèves des deux collèges. Certains élèves de Berlioz disaient « on ne veut pas se mélanger avec eux, ce sont des racistes. Ils ne veulent pas de nous, on ne veut pas d'eux non plus. » De mon côté, j'ai entendu des parents qui disaient qu'ils n'avaient pas besoin de l'aide de l'Éducation Nationale ou de l'État et qu'ils pourraient remonter le collège tout seuls. C'est une manière de dire « on ne veut pas de votre aumône ». C'est un discours que je trouve assez dangereux.
Néanmoins, le projet Berlioz-Coysevox a été porté aussi par des parents de Berlioz. Des associations locales se sont investies notamment le collectif Apprendre Ensemble. Il a joué un rôle très important pour donner une voix à ces parents qui n'en avaient pas. Dans tout ce débat qui a précédé la mise en place du secteur, le déséquilibre dans les forces en présence était flagrant. Du côté de l'ancien secteur Coysevox, les parents ont un gros capital culturel, social, économique. Ils sont capables de mobiliser des medias. J'ai croisé dans des réunions de parents d'élèves des journalistes spécialisés en éducation qui écrivaient des articles sur le sujet alors qu'ils avaient eux-mêmes leurs enfants à Coysevox et qu'ils étaient contre le projet. D'autres sont avocats et certains font des recours en justice. J'ai même vu des parents prendre en otage des revues de recherche académique pour faire des papiers contre ce projet qui défendaient, au nom d'une vision générale qui me paraissait bizarre, un intérêt très particulier. Du côté de l'ancien secteur Berlioz, les parents n'ont pas le même accès à ces médias.
Une telle concentration des pouvoirs, une telle inégalité des forces crée un écosystème assez peu favorable au départ pour qu'il se passe quoi que ce soit à Paris. Je trouve que c'est un peu un miracle qu'il se soit passé quelque chose.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le collectif Apprendre Ensemble ?
La constitution de ce collectif est pour moi la traduction de la faillite de l'État sur cette question. Quand l'État n'est pas capable de réguler les affectations de façon à mettre en œuvre un objectif de mixité sociale et se retrouve avec des ghettos, certains parents décident de prendre les choses en main. C'est ce qui s'est passé pour le collège Utrillo dans le 18e arrondissement de Paris, lequel a changé de composition sociale de ce fait-là parce qu'un collectif de parents avait beaucoup œuvré. Des familles CSP +, parents d'élèves en CM2, ont décidé de mettre ensemble leurs enfants au collège public. En considérant que s'ils y allaient tous, le collège ne serait plus un ghetto et deviendrait mixte.
Cette démarche suppose un très fort pouvoir de coordination et de conviction. Ces succès tiennent à des personnalités. Mais il suffit qu'une personnalité charismatique du collectif parte et tout s'effondre du jour au lendemain. Ce qui montre bien le problème. C'est à l'État de jouer son rôle. Ce n'est pas aux parents de redresser le système tous seuls.
Le collectif Apprendre Ensemble est toujours actif dans l'arrondissement. Quand le projet Coysevox-Berlioz est arrivé, ce collectif l'a fortement soutenu en essayant de coordonner les parents du côté de Berlioz pour faire entendre leurs voix en publiant des tribunes. Ça a permis de rétablir un certain équilibre sinon on aurait entendu qu'une seule voix, celle opposée au projet. Le collectif a été vraiment important pour permettre au projet d'exister. Il continue à participer au comité de suivi de ce secteur.
Que se passe-t-il pour les établissements scolaires privés ?
C'est tout le pan de la question que l'on élude complètement. Il y a un gros tabou. Le taux de collégiens scolarisés dans le privé à Paris s'élève à 35% alors qu'il était à 29% au début des années 2000. Il ne fait qu'augmenter. Quand on atteindra 40-45% d'élèves dans le privé, laisser le secteur privé en-dehors du champ de la régulation sera vraiment problématique. Si tous les élèves du privé revenaient dans leur collège public, il y aurait deux fois moins de ségrégation. Or, les collèges privés sont subventionnés à hauteur de 75% par l'État ou les collectivités locales. Ce qui signifie que les parents ne paient pas le coût réel de la scolarité mais seulement une petite fraction. Alors que l'État impose des règles pour essayer de gérer les affectations dans le secteur public, le privé recrute comme il veut dans la plus totale opacité. Il peut demander aux parents des choses illégales comme des certificats de baptême, etc… On en arrive à une situation absurde où l'État subventionne sa propre concurrence.
Par ailleurs, l'importance du secteur privé aurait pu altérer le fonctionnement des expérimentations multi-collèges à Paris. La menace de la fuite des parents vers le privé était crédible. Moi-même je n'avais pas anticipé le phénomène inverse de ce retour massif parce que certains parents n'aiment pas ça non plus. C'est la chance de cette expérimentation.
Etes-vous optimiste ?
Je suis optimiste dans le très long terme. A court terme, je ne le suis pas du tout. Pour plusieurs raisons.
La première, il y a eu un alignement des planètes un peu miraculeux qui s'est passé au moment de ces grandes expérimentations. Le collège est une compétence partagée entre deux acteurs distincts, les collectivités locales et l'Éducation Nationale. Le département définit les secteurs et l'académie affecte les élèves. Donc forcément, ils doivent travailler ensemble. Ça a été le cas à Paris avec un gouvernement de gauche et une mairie de gauche. Pareil pour Toulouse. Maintenant, la situation est beaucoup plus compliquée puisque d'abord, Jean-Michel Blanquer, très clairement, n'a pas souhaité étendre ces expérimentations. Il s'est prononcé seulement pour le maintien des expérimentations en cours mais le sujet de la mixité ne fait pas du tout partie de ses priorités. En outre, il n'y a pas d'alignement politique entre la ville et le ministère. Donc de fait, ça bloque tout, il ne se passe rien.
A Paris, il était question de créer de nouveaux secteurs en 2019. Aucun n'a vu le jour. Alors que nous sommes en période électorale[4], il ne se passe rien. Il me semble qu'aucun des programmes des candidats aux élections municipales ne parle de cette question. Or, si ce n'est pas dans les programmes des candidats, ça ne va pas se faire. Quand on se dit qu'avec une mairie de gauche, on se retrouve en situation de quasi-apartheid dans les collèges, ce n'est quand même pas facile à porter comme bilan. Ce projet n'est pas porté politiquement aujourd'hui, ni au niveau national ni au niveau local.
A plus long terme, j'ai plus d'espoir car traiter cette question sera inévitable. Il y a beaucoup de collectivités qui mettent en place de nouveaux projets parce qu'elles n'ont plus le choix. Dans certains quartiers, il y a des collèges qui sont devenus tellement ghettoïsés, avec parfois des situations de violence au sein même des établissements, qu'ils deviennent intenables. Ces situations forcent à agir. Mais c'est très lent.
Les expérimentations menées ont des résultats assez positifs. Il y a plein d'autres endroits à Paris où la situation est favorable pour les étendre. Le 13e arrondissement est le cas idéal. Il y a un patchwork de collèges, certains défavorisés, d'autres plus favorisés. Les écarts sont moins forts que dans le 18e. On pourrait vraiment faire quelque chose. Cet arrondissement était déjà pressenti en 2017. Il y a eu des concertations dans plusieurs secteurs pour essayer de créer des secteurs multi-collèges. Simplement, il me semble qu'elles ont été très mal menées. Seuls les parents de CSP + étaient présents aux réunions. Ces concertations se sont soldées par un referendum local pour valider ou non les projets de mixité, donnant l'impression que l'objectif de mixité est négociable en lui-même. Ce n'est pas l'objectif qui doit être discuté, ce sont les modalités.
Il n'y aura jamais de consensus sur ces questions. Si c'était le cas, ça se serait déjà fait. Donc il faut forcément une impulsion très forte et du courage politique. Malgré les protestations et les manifestations des parents au moment des discussions et de la mise en place de ces dispositifs, à posteriori, je pense que personne ne souhaite revenir au système antérieur ou alors seulement une minorité.
Comment convaincre alors pour changer les choses ?
Mettre des chiffres sur la place publique est finalement ça qui a fait bouger les lignes. Alors que le projet était en train de mourir complètement à Paris en 2016, sur la base des statistiques que j'avais produites, Thomas Piketty a fait une tribune dans Le Monde, avec toutes les cartes sur la ségrégation dans la capitale. C'est suite à sa publication que Najat Vallaud-Belkacem a pris la décision de mettre en place des secteurs multi-collèges à Paris.
Au départ, l'objectif était de lancer une dizaine secteurs multi-collèges à Paris. Il y a eu des concertations dans les 18e, 19e et 13e arrondissements. Dans le 13e arrondissement, il y a eu un blocage de certains élus locaux. Puis le projet est revenu sur la table récemment alors ça s'est fini en referendum absurde. Dans le 18e arrondissement, le maire Eric Lejoindre a eu un vrai courage politique. Il considérait qu'il n'était pas possible que dans cet arrondissement qui porte certaines valeurs d'interculturalité qui font la richesse de ce territoire, les collèges connaissent ces situations-là. Il lui a fallu un sacré courage parce que les manifestations qu'il s'est pris sous ses fenêtres étaient bruyantes. Malheureusement, cet exemple a fait peur à beaucoup d'autres. Mais lui a tenu bon et le processus a été lancé. La plupart des élus ne sont pas très motivés pour se lancer dans ce genre d'expérimentations parce qu'ils craignent avoir beaucoup à perdre électoralement. Je ne sais même pas si le maire du 18e arrondissement en tire des gros bénéfices aujourd'hui. Il pourrait car c'est un succès.
Beaucoup de maires, dans des configurations très différentes, voient bien que les collèges ghettoïsés créent des tensions fortes. Ce sont des nids à problèmes qui s'étendent en général au-delà du collège. Il se crée un très mauvais climat social avec des jeunes déscolarisés qui constituent des bandes. Ces politiques ont raison d'attaquer le problème à la racine, c'est une façon d'en sortir par le haut.
Comment accompagner ces expérimentations au-delà du cadre scolaire pour qu'elles permettent une mixité sociale effective ?
Il ne peut pas y avoir de mixité si déjà il n'y a pas une politique d'affectation des élèves qui la permette dans le cadre scolaire. Mais ensuite, ça ne suffit évidemment pas. Donc pour créer des relations entre les élèves, participer à des projets communs peut être vraiment bénéfique. La participation à des activités artistiques ou sportives en plus peut aussi faire émerger des amitiés dans la construction d'un projet commun. Les deux dispositions vont de pair. Parfois, j'ai entendu certaines associations de parents d'élèves proposer de faire de la mixité à travers des activités sportives mais surtout pas à l'école. Pour moi, c'est très négatif parce que les enfants le comprennent très bien « toi je te vois quand il faut faire du foot mais à l'école, on n'est pas ensemble ». Pour l'estime de soi des élèves, il y a besoin de pouvoir interagir et se confronter dans le cadre extra-scolaire et dans le cadre scolaire. Les activités culturelles, artistiques ou sportives permettent de montrer ce que des élèves de toutes les origines avec des visages différents sont capables de faire ensemble et qu'ils ont du plaisir à le faire ensemble. C'est important pour la dimension extérieure, pour faire sortir l'école de ses murs. Alors que beaucoup de parents se font une idée complètement fausse de ce qui se passe dans les établissements, c'est une façon de montrer et de dire que ça se passe bien.
[4] L'entretien avec Julien Grenet a eu lieu le 26 février 2020.