Quelques airs de musique de films s'enchainent, joués par la classe orchestre du collège de Gorron (Mayenne). L'auditoire, une dizaine d'élèves du collège Clémenceau à Paris (75018), doit deviner les films auxquels ils se rattachent : Jurassic Parc, Le monde de Narnia, Mission Impossible…
Ils attendent tous maintenant avec une curiosité non feinte de savoir quel sera leur correspondant, celui avec qui ils partageront les trois prochains jours. Les professeurs désignent les compositions des binômes les uns après les autres et les invitent à se lever, s'identifier et à aller tout de suite en récréation dans la cour du collège. Camille accueille Yayé. Enzo accueille Mamadou. Et ainsi de suite. Les encadrants observent depuis la fenêtre ces premiers contacts qui s'opèrent dans la cour de l'école. Pour Laura Gouiran, l'enseignante en anglais du collège Clémenceau à Paris, « Ce genre de rencontres peut être un peu ampoulé. Mais le fait d'aller dormir chez l'autre, ce n'est pas comme se voir une journée. A un moment, ils se retrouvent seuls dans les familles. Cela les oblige à être dans une sorte d'échange où l'on ne se cache pas derrière le copain. Ils y sont allés volontiers. »
Depuis le départ par une magnifique matinée d'avril, la journée s'est déroulée tambour battant pour les jeunes parisiens : métro, TGV, bus, accueil par la haie d'honneur des musiciens brandissant leurs instruments de cuivre dans le soleil de Mayenne, quizz musical, découverte de son binôme : ils sont allés de surprise en surprise, la première étant la découverte des paysages ruraux par les fenêtres du TGV.
La suite du séjour conserve le tempo : visites et séances de travail se succèdent à un rythme soutenu. Les soirées en famille permettent de continuer à se découvrir dans l'étonnement et la bienveillance de part et d'autre.
Le premier contact n'était pas dénué d'appréhension.
Trois jours plus tard, au moment de se séparer, Hajar ne veut plus repartir. Elle ne veut pas retrouver « la vieille tête des Parisiens ». Même si les magasins lui manquent quand même, elle a trouvé que les gens étaient beaucoup plus ouverts d'esprit à Gorron. Un autre élève tient beaucoup à récupérer le beurre qu'il a fabriqué lui-même, déposé par sa famille d'accueil chez la grand-mère qui habite à proximité du collège. Pour Yayé, accueillie par Camille, le premier contact n'était pas dénué d'appréhension : « j'étais stressée, je me demandais avec qui j'allais être. Il y a des gens, je ne voulais pas être avec eux. Je voulais être avec quelqu'un un peu comme moi… folle ! Camille, elle est un peu comme ça. » Coumba confie : « Moi je n'ai pas l'habitude de dormir chez mes copines, surtout chez quelqu'un que je ne connais pas. C'était bizarre mais j'aurais envie de le refaire pour apprendre à mieux connaître les personnes et créer des liens. On est resté en contact avec eux (les Gorronais) en créant un groupe Snapchat. »
Depuis l'automne 2017, la classe parisienne a intégré le programme Les Enfants des Lumière(s) pour réaliser un court métrage, accompagnée par un réalisateur professionnel. Il s'agit d'un film muet et c'est cette originalité qui a amené les responsables du programme à se rapprocher des Orchestres à l'Ecole pour en assurer la partie musicale. C'est donc à la classe orchestre du collège Francis Lallart de Gorron qu'est échue la responsabilité redoutable de composer la musique avant de la jouer lors des ciné-concerts de fin du programme.
Cette collaboration artistique doit contribuer à la réalisation du film mais également être prétexte aux échanges entre ces élèves d'horizons différents. En effet, tout au long de deux années scolaires, chaque groupe est amené à rencontrer l'autre à intervalle régulier. Ils vivent dans des contextes extrêmement différents avec des cultures variées. Les Parisiens évoluent dans un milieu très urbain plutôt populaire alors que les Gorronais vivent à la campagne.
Arthur Goisset, réalisateur diplômé de la Femis, intervient pour guider les élèves dans la fabrication du film. Il se réjouit : « C'est une chance incroyable d'avoir une musique composée spécialement pour le film ». Karim Gherbi, compositeur et contrebassiste, accompagne les Gorronais pour la création sonore et musicale. L'implication des élèves a ravi les professeurs. Arthur confie : « J'ai été très étonné par la force de proposition des élèves. Ils ont une imagination assez dingue, ils ont mille idées à la seconde. Ce qu'ils n'ont pas toujours, ce sont les articulations pour les connecter entre elles. C'est notre rôle à Karim et à moi de les aider à trouver ces articulations et à les penser. »
Contribuer à la réalisation du film et être prétexte aux échanges
Chaque groupe doit faire découvrir sa discipline artistique à l'autre. Ils doivent se « transmettre » le projet, confronter leurs points de vue, ce qui signifie se faire confiance, apprendre à communiquer pour faire des choix et probablement aussi des compromis.
La qualité des échanges repose aussi beaucoup sur la collaboration entre les équipes pédagogiques des deux sites. Laura Gouiran pour Paris et Loïc Renault, le chef d'orchestre de Gorron, n'ont pas économisé les temps passés au téléphone pour préparer les rencontres. L'enseignante parisienne souligne « Le problème de beaucoup de projets, c'est qu'on crée quelque chose d'artificiel qui vient de la volonté des adultes qui ont pensé avec un regard d'adulte. L'intérêt de ce projet, c'est que le travail s'organise autour d'une histoire commune. On y a beaucoup réfléchi avec Loïc. » Ces échanges ont aussi permis de dépasser les idées reçues entre collègues. Ainsi Loïc explique « A la télévision, quand on parle des profs qui sont en REP +, ils sont fatigués, c'est compliqué. Là, on a pu discuter (avec les collègues parisiens) de leur ressenti du métier. C'est un autre métier. Ils sont tout le temps en train de surveiller leurs élèves. Ils ne sont pas méchants, mais ils ont toujours besoin de mouvement. Les Gorronais, c'est peut-être l'inverse, ils sont plus introvertis. C'est l'attrait du projet. »
Le parcours a démarré pour les Parisiens lors de la rentrée 2017/2018. Ils se sont familiarisés pendant toute une partie de l'année avec les processus de fabrication d'un film pour aboutir à l'écriture d'un scénario d'un court-métrage fantastico-horrifique muet. Le tournage s'est déroulé au sein de leur collège début juin 2018 et a été l'occasion d'accueillir les Gorronais à Paris. Au programme, visite de la ville, projection d'Amélie Poulain à la cinémathèque suivi d'un échange très apprécié avec son réalisateur Jean-Pierre Jeunet, visite de la cinémathèque, quelques concerts donnés au collège Clémenceau et dans un autre établissement scolaire du quartier, visite du tournage et multiples échanges entre élèves et professeurs des deux classes.
Le temps d'être monté et post-produit, le film a été présenté aux Gorronais par le réalisateur Arthur Goisset en présence du compositeur Karim Gherbi à l'automne 2018. Loïc Renault, le chef d'orchestre de Gorron, s'amuse « Ça met un peu la pression aux élèves de Gorron ». Mais ça ne gâche pas l'enthousiasme des élèves. Ainsi témoigne Camille « Le film était très bien, avec la musique, ça va être super ! »
Présenter et assumer collectivement leur œuvre devant un public
C'est donc au tour de la classe orchestre de Gorron de s'atteler à la composition de la musique. Pour Loïc Renault, « C'est nouveau, ça ne s'est jamais fait. Moi, j'aime bien les défis. Aller vers l'inconnu. On ne sait pas ce que ça va donner à la fin. Est-ce que ça va plaire aux élèves ? » Les Parisiens sont mis à contribution pour exprimer leurs attentes. Ainsi Coumba nous explique : « Pour la musique, on leur fait des propositions. Pour une séquence, on doit dire comment peut être la musique, si elle peut être calme ou stressante. On le fait pour les aider, pour leur donner des idées. » Karim Gherbi prend donc le relais en tant que compositeur musicien intervenant. Après les premiers ateliers avec les élèves gorronais, il est confiant : « J'ai été surpris car ils ont une capacité d'écoute et d'adaptation très rapide. Ils comprennent tout de suite où il faut mettre du son, où il faut mettre du piano, où il faut mettre une petite mélodie… Ils savent des choses mais ne savent pas qu'ils le savent. » Le travail et les échanges continuent.
Parisiens et Gorronais vont partager des moments d'intense émotion quand il s'agira de présenter et assumer collectivement leur œuvre devant un public : à deux reprises, leur court-métrage de 10 minutes sera présenté en ciné-concert, la musique interprétée en direct par les élèves de l'Orchestre à l'Ecole soutenus par des musiciens professionnels.
La première de ces 2 projections aura lieu à Paris le 8 avril 2019 en même temps que celle des 5 autres projets portés par le programme Les Enfants des Lumière(s). Elle se déroulera à la Cinémathèque Française.
La seconde aura lieu à Gorron en juin 2019 dans la salle de spectacles municipale de 900 places.
La musique sera également enregistrée en mars 2019 pour que le film puisse être diffusé largement, notamment dans des festivals.
Ils ont dit
Je crois que ces jeunes réagissent aussi bien parce que le programme est hyper exigeant. Nous, on a un slogan qui est « ne pas aller systématiquement dans le sens du plaisir immédiat des élèves » mais essayer de les élever au maximum et de leur ouvrir des portes qu'ils n'ouvriraient pas eux-mêmes.
Danièle Fouache – Responsable du programme Les Enfants des Lumière(s)
Ils ont une grande culture cinématographique de films d'horreur. C'est intéressant de capitaliser sur toutes les connaissances intuitives qu'ils détiennent même s'ils ne les formulent pas et de voir comment ils vont les utiliser dans un film muet.
Arthur – Réalisateur intervenant
Je pensais trouver des métros, des carrefours, … mais là-bas (à Gorron) il n'y a rien, c'est très calme. On a bien aimé quand même.
Raees – élève parisien
J'étais déjà venu à Paris quand j'étais petit pour aller à Disneyland ou ce genre de lieu. Mais dans cet endroit-là (le quartier de la Goutte d'or), non. C'était nouveau. Je n'ai pas été spécialement surpris par le quartier. Mais ça change des champs !
Enzo – élève gorronais
Le fait de partager ce projet avec d'autres, c'est encore mieux, cela nous a permis de faire connaissance avec les Gorronais. Je ne savais même pas que cela existait. On s'est fait des amis, on ne s'y attendait pas.
Yann - élève parisien
Dès qu'ils sont en groupe, ils s'organisent et ils s'entraident.
Karim – Compositeur intervenant
Ça va être dur de créer de la musique.
Mathis - élève gorronais
J'ai trouvé intéressant de faire de la musique pour quelque chose, pour un film. Ça change, c'est bien.
Simon - élève gorronais
Plus tard quand on me demandera : qu'as-tu fait dans ta vie ? Je pourrais dire : j'ai fait un film.
Yann – élève parisien
On ne connait que des gens qui ne sont pas loin d'ici. Des Mayennais, on pensait que c'étaient des gens qui n'avaient pas le même style que nous, qui n'écoutaient pas la même musique. Mais après, quand on les a connus, on a vu qu'ils étaient pareils que nous.
Coumba – élève parisienne
La partie sensible n'est pas si sollicitée que ça à l'école chez les élèves. C'est une des choses qui nous a permis d'entrer en contact avec les élèves autrement, de les voir autrement et de développer des choses chez eux.
Laura Gouiran – Professeur d'anglais et coordinatrice du programme au collège Clémenceau, Paris
Le processus de création, ça m'impressionne toujours. Surtout d'arriver à le faire avec les élèves. Comment, en tant qu'enseignant, on peut partir de rien et aboutir à un travail rendu fini ?
Loïc Renault – Professeur de musique au collège Francis Lallart, Gorron
Il faut maintenir la motivation des équipes grâce à des projets comme celui-là où l'on part sur de l'inconnu. Ça maintient la motivation et ça oblige les équipes à re-réfléchir et à progresser.
Marianne Blayau – Déléguée Générale de l'association Orchestre à l'école
L'association Orchestre à l'école (OAE) :
Dans une perspective d'intérêt général, l'association Orchestre à l'Ecole se donne pour objet le développement, l'épanouissement et la réussite de tous les enfants au sein des établissements scolaires par le biais de la pratique instrumentale collective, notamment à travers toutes actions permettant la création, le financement, le développement et la diffusion des « Orchestres à l'Ecole ». Crée en 1999 à l'initiative de la Chambre Syndicale de la Facture Instrumentale (CSFI), ce mouvement prend la forme associative en 2008. Il existe 1230 orchestres à l'école en 2017 constitués par 33 210 élèves.
Le programme Les Enfants des Lumière(s) :
Lancé en 2015, Les Enfants des Lumière(s) est un programme éducatif et culturel du CNC en partenariat avec les académies de Paris, Versailles et Créteil. Il s'adresse aux classes des écoles élémentaires, des collèges et des lycées technologiques et professionnels des établissements scolaires situés dans les réseaux de l'éducation prioritaire ou en zone urbaine sensible. En plus des projections de films organisées par et au CNC, les élèves bénéficient d'ateliers de pratique artistique : écriture de scénario, tournage et montage dirigés par des professionnels du cinéma en présence d'un ou plusieurs professeurs. Ils réalisent ainsi leur propre court métrage.